25 juillet 1956, au sud de l’île de Nantucket
Le navire pâle apparut si vite qu’on aurait pu le croire émergé des profondeurs, luminescent comme un spectre dans la lueur argentée émanant de la lune presque pleine. Des tiares de hublots éclairés scintillaient le long de ses flancs blancs tandis qu’il filait vers l’Est dans la nuit chaude. Son étrave effilée fendait la mer calme comme une lame coupant du satin noir.
Tout en haut du pont obscur du liner américano-suédois, le Stockholm, à sept heures et cent trente milles à l’est de New York, le commandant en second Gunnar Nillson scrutait l’horizon baigné de clarté lunaire. Les grandes fenêtres rectangulaires tout autour de la timonerie offraient une vue panoramique aussi vaste que ce que le regard peut embrasser. L’eau était calme avec, ici et là, quelques vagues rouleaux. La température était d’un peu plus de 20°C, ce qui était bien agréable après l’air chaud et humide qui avait pesé sur le Stockholm ce matin-là, lorsque le navire avait quitté son mouillage sur le môle de la 57e rue pour s’engager dans la rivière Hudson. Des restes de nuages cotonneux s’étiraient devant la lune de porcelaine. La visibilité était d’à peu près six milles sur tribord.
Nillson porta son regard vers bâbord où la ligne fine et sombre de l’horizon se perdait dans une obscurité brumeuse qui voilait les étoiles et soudait le ciel à la mer. Il se laissa un moment emporter par la magie de la scène, sans toutefois perdre de vue le vide immense et désert qu’il allait devoir traverser. C’est là un sentiment commun à tous les marins, qui aurait pu durer davantage si Nillson n’avait ressenti un picotement sous la plante de ses pieds. Les 14 600 chevaux développés par les deux moteurs Diesel massifs paraissaient monter de la salle des machines et faire vibrer le pont puis pénétrer dans tout son corps qui oscillait presque imperceptiblement pour compenser le léger roulis. Son rêve éveillé, fait de crainte et d’émerveillement, fit place au sentiment de puissance que l’on ressent lorsqu’on a la chance d’être aux commandes d’un fin navire traversant l’océan au maximum de sa vitesse.
Avec ses cent cinquante-huit mètres de la proue à la poupe et ses vingt mètres d’un flanc à l’autre, le Stockholm était le plus petit paquebot des transports transatlantiques. Et pourtant c’était un navire très spécial, fin comme un yacht, avec des lignes de coursier s’élançant de son long gaillard d’avant jusqu’à sa poupe arrondie comme un verre à vin. Sa surface brillante était toute blanche avec juste une cheminée jaune. Nillson se livrait avec délices au pouvoir du commandement. Un claquement de doigts et les trois marins de quart se précipiteraient pour prendre ses ordres. Une pichenette sur le levier relié au télégraphe de bord et il pouvait déclencher toute une série de cloches qui feraient se hâter les hommes à l’action.
Il eut un petit rire, reconnaissant là un signe d’orgueil démesuré. Son quart de quatre heures consistait en une série de tâches de routine dont le seul but était de garder le navire sur une ligne imaginaire pour l’amener jusqu’à un point imaginaire non loin du bateau-feu, rouge et massif, qui gardait les traîtres écueils de Nantucket. Là, le Stockholm appuierait au nord-est pour prendre un cap qui emmènerait ses cinq cent trente-quatre passagers au large de l’île Sable, puis directement dans l’Atlantique jusqu’au nord de l’Écosse et, finalement, au port de Copenhague.
Âgé de vingt-huit ans seulement et bien qu’il n’ait été engagé sur le Stockholm que trois mois plus tôt, Nillson avait arpenté des ponts de bateaux depuis qu’il savait marcher. Adolescent, il avait travaillé sur des harenguiers dans la mer Baltique puis, plus tard, comme apprenti marin pour une énorme société navale. Ensuite, après des études à l’Académie de Marine de Suède, il avait passé un certain temps dans la marine suédoise. Le Stockholm représentait un grand pas en avant dans l’accomplissement de son rêve : commander son propre navire.
Nillson faisait exception au stéréotype qui veut que les Scandinaves soient grands et blonds. Il y avait en lui plus de Vénitien que de Viking. Il avait hérité les gènes italiens de sa mère, ses cheveux bruns, sa peau mate et son tempérament ensoleillé. Les Suédois aux cheveux sombres ne sont pas inhabituels. Parfois Nillson se demandait si la chaleur méditerranéenne de ses yeux sombres avait un rapport avec la froideur dont son commandant faisait preuve à son égard. Il s’agissait plus probablement d’un mélange de réserve scandinave et de tradition maritime suédoise de stricte discipline. Néanmoins, Nillson travaillait plus durement qu’il n’était nécessaire. Il ne voulait pas donner au commandant la moindre raison de le prendre en faute. Même par cette nuit paisible, sans le moindre trafic maritime, sur cette mer d’huile, avec ce temps parfait, Nillson arpentait le pont d’un bord à l’autre comme si le navire se trouvait dans les mâchoires d’un ouragan.
Le pont du Stockholm était composé de deux parties : la timonerie, de six mètres de large à l’avant avec, derrière elle, la salle des cartes séparée. Les portes donnant sur les flancs étaient ouvertes à la légère brise de sud-ouest. De chaque côté du pont se trouvait un radar RCA et un transmetteur de bord. Au centre de la timonerie, l’homme de barre, debout sur une plate-forme de quelques centimètres plus haute que le plancher poli, tournait le dos au mur de séparation, les mains agrippant la roue du gouvernail, les yeux sur le gyrocompas à sa gauche. En face de la barre, sous la fenêtre centrale, la boîte d’indicateur de cap : trois cubes de bois dans la boîte affichaient les chiffres du cap afin de permettre au timonier de garder à l’esprit le cap imposé.
Pour l’heure, les blocs affichaient 090.
Nillson vint vérifier, quelques minutes avant sa veille de 8 h 30 les rapports météo. On prévoyait du brouillard dans la zone entourant le bateau-feu de Nantucket. Rien de surprenant. Les eaux chaudes des écueils de Nantucket étaient une véritable usine à brouillard. L’officier achevant son quart lui dit que le Stockholm se trouvait juste au nord du cap fixé par le commandant. Mais il ne put lui dire de combien. Les balises donnant les positions par radio étaient trop loin pour qu’on ait une donnée fixe.
Nillson sourit. Là non plus, rien de surprenant. Le commandant suivait toujours le même cap, vingt mille au nord de la route est, recommandée par les accords internationaux. Cette route n’était aucunement obligatoire et le commandant préférait celle passant plus au nord, qui lui faisait gagner du temps et du fuel.
Les commandants scandinaves ne prennent pas de garde sur le pont, préférant laisser le navire aux mains d’un seul officier. Nillson s’attela rapidement à une série de tâches. Arpenter le pont. Vérifier le radar de droite. Jeter un coup d’oeil aux transmetteurs d’ordres aux machines, de chaque côté du pont, pour s’assurer qu’ils étaient bien fixés sur « En Avant Toute ». Scruter la mer depuis chaque flanc.
S’assurer que, sur les deux mâts blancs, les feux de navigation étaient bien allumés. Retourner à la timonerie. Étudier le gyrocompas. Garder l’homme de barre sous pression. Et arpenter de nouveau le pont.
Le commandant monta vers vingt et une heures après avoir dîné dans sa cabine située sous le pont. Homme taciturne non loin de la soixantaine, il paraissait plus que son âge. Son profil taillé à la serpe ressemblait à un promontoire rocheux à peine érodé par les mouvements incessants de la mer. Il se tenait toujours raide comme un parapluie, dans un uniforme impeccablement repassé. Ses yeux d’un bleu d’iceberg brillaient avec vivacité au milieu de son visage aux traits rudes et rougeauds. Il arpenta le pont une dizaine de minutes, regardant l’horizon et respirant l’air chaud tel un chien de chasse reniflant la présence d’un faisan. Puis il entra dans la timonerie et étudia la carte de navigation comme s’il y cherchait un présage.
— Changez le cap à zéro-huit-sept, dit-il après un silence.
Nillson tourna les blocs de la boîte de cap pour afficher 087. Le commandant resta assez longtemps pour s’assurer que l’homme de barre réglait le gouvernail puis retourna à sa cabine.
De retour dans la chambre des cartes, Nillson effaça la ligne de 90 degrés, traça au crayon le nouveau cap donné par le commandant et indiqua la position estimée du navire. Il allongea la ligne en fonction de la vitesse et du temps écoulé et dessina une croix. La nouvelle ligne les amènerait à environ cinq milles du bateau-feu. Nillson pensa que les forts courants du Nord allaient pousser le navire à moins de deux milles de celui-ci.
Il alla jusqu’au radar installé près de la porte de droite et fit passer le rayon de quinze à cinquante milles. Le mince balayage jaune atteignit le bras étroit de Cape Cod et les îles de Nantucket et de Martha’s Vineyard. Les bateaux étaient trop petits pour que le radar les indique. Il remit le rayon à sa portée d’origine et reprit sa promenade d’inspection.
Vers dix heures, le commandant remonta.
— Je serai dans ma cabine, j’ai de la paperasserie à faire, annonça-t-il. Appelez-moi si vous apercevez le bateau-feu avant.
Il jeta un coup d’œil par une fenêtre comme s’il pressentait quelque chose qu’il ne pouvait pas voir.
— Ou s’il y a du brouillard ou toute autre forme de mauvais temps.
Le Stockholm naviguait maintenant quarante milles à l’ouest du bateau-feu, assez proche de lui pour recevoir ses signaux radio. La localisation par ondes radioélectriques indiquait que le Stockholm était à plus de deux mille au nord du cap demandé par le commandant. Nillson en conclut que les courants devaient le pousser vers le nord.
Une nouvelle localisation, quelques minutes plus tard, montrait que le navire était maintenant à peu près à trois milles au nord de sa route. Il n’y avait pas encore de quoi s’inquiéter. Il fallait simplement surveiller ça de près. Les ordres permanents étaient d’appeler le commandant en cas de dérive importante. Nillson imagina l’expression de celui-ci et le mépris à peine voilé qu’il lirait dans ses yeux. « Vous m’avez fait quitter ma cabine pour ca ». II se frotta le menton d’un air songeur. Peut-être le problème venait-il du localisateur. Les signaux radio étaient peut-être trop loin pour être lus correctement.
Nillson savait qu’il n’était que le jouet de la volonté du commandant. Cependant, c’était lui, après tout, l’officier chargé de la bonne marche du pont. Il prit sa décision tout seul.
— Barre à 89, ordonna-t-il à l’homme de barre.
Le gouvernail tourna vers la droite, ramenant le navire légèrement au sud, plus près de la route d’origine.
L’équipage du pont changea de quart, comme il le faisait toutes les quatre-vingts minutes. Lars Hansen vint prendre sa place à la barre.
Nillson fit la grimace, appréciant peu le changement. Il ne se sentait jamais à son aise quand il partageait un quart avec cet homme. La marine suédoise est très « service service ». Les officiers ne s’adressent aux marins que pour donner des ordres. Il n’y a jamais d’échange de plaisanteries. Nillson brisait parfois cette règle, partageant de temps en temps une bonne blague ou une observation ironique avec un homme d’équipage. Jamais avec Hansen.
C’était le premier voyage de Hansen sur le Stockholm. Il était monté à bord pour un remplacement de dernière minute, prenant la place de l’homme de barre qui ne s’était pas présenté. Selon ses certificats, il avait navigué sur pas mal de bateaux. Pourtant, personne ne le connaissait, ce qui était difficile à croire. Hansen avait les mâchoires carrées, les épaules larges et des cheveux blonds coupés à la limite du rasage. Cette description aurait pu convenir à quelques millions de Scandinaves d’une vingtaine d’années. Mais il était difficile d’oublier son visage. Une vilaine cicatrice courait sur sa pommette proéminente presque jusqu’au coin de sa bouche, remontant ses lèvres en une sorte de rictus grotesque d’un seul côté. H avait servi sur des cargos, ce qui pouvait expliquer son anonymat. Mais Nillson soupçonnait qu’il s’agissait davantage de l’attitude de Hansen... Il faisait bande à part, ne parlait que si on s’adressait à lui – et encore, pas beaucoup. Personne ne l’avait jamais interrogé sur l’origine de sa cicatrice.
Il se révéla bon marin, Nillson devait l’admettre. Il exécutait rapidement les ordres sans poser de questions. C’est pour cela que Nillson fut surpris quand il vérifia le compas. Lors de ses précédents quarts, Hansen s’était révélé un homme de barre capable. Ce soir, il laissait le navire dériver comme s’il pensait à autre chose. Nillson savait qu’il fallait un moment pour bien sentir le gouvernail. Mais pourtant, à part le courant, la manoeuvre n’avait rien de très difficile. Il n’y avait pratiquement pas de vent, aucune vague démesurée ne déferlait sur le pont. Il suffisait de tourner la roue un petit peu par ici, un petit peu par là.
Nillson vérifia le gyrocompas. Aucun doute, le navire dérivait légèrement. Il se planta près de l’homme de barre.
— Gardez une ligne serrée, Hansen, dit-il d’un ton calme. Nous ne sommes pas un navire de guerre, vous savez ?
La tête de Hansen pivota sur son cou musclé. La lueur du compas se refléta dans ses yeux, leur donnant un éclat sauvage et accentuant la profondeur de sa cicatrice. Son regard paraissait flamboyer. Sentant son agressivité muette, Nillson faillit reculer machinalement. Il s’efforça de rester immobile et montra du doigt les chiffres inscrits sur les cubes de la boîte de cap.
Le barreur le regarda quelques secondes sans expression puis hocha imperceptiblement la tête.
Nillson s’assura que la route était régulière, marmonna une approbation et se retira dans la chambre des cartes.
« Ce type me donne la chair de poule » se dit-il en frissonnant tandis qu’il prenait une nouvelle fois la balise radio pour vérifier l’effet de la dérive. Il y avait quelque chose de bizarre. Même avec les deux degrés de correction au sud, le Stockholm était encore trop au nord de trois milles.
Il retourna à la timonerie et, sans regarder Hansen, ordonna :
— Deux degrés à droite.
Hansen passa le gouvernail à 91 degrés.
Nillson changea les chiffres des blocs et resta près du compas jusqu’à ce qu’il ait pu s’assurer que Hansen avait bien amené le navire sur la nouvelle route. Il se pencha sur le radar. La lueur jaune de l’écran donnait à son teint mat une couleur olivâtre. L’aiguille mouvante illumina quelque chose sur la gauche de l’écran, à environ douze milles. Nillson leva les sourcils. Le Stockholm n’était pas seul.
Sans que Nillson en ait conscience, la coque et la superstructure du Stockholm étaient baignées de vagues électroniques invisibles qui se répercutaient sur l’antenne tournante du radar, au-dessus du pont d’un navire qui se précipitait vers lui, venant de la direction opposée. Quelques minutes plus tôt, à l’intérieur du vaste pont du paquebot italien Andréa Doria, l’officier en charge de l’écran radar avait appelé un homme trapu coiffé d’un béret de marin et vêtu d’un uniforme bleu sombre.
— Commandant, je décèle un navire, à dix-sept milles, à quatre degrés sur bâbord.
Le radar était constamment branché sur un rayon de vingt milles depuis trois heures du matin quand le commandant Piero Calamai monta sur le pont et aperçut de minces volutes grises flottant sur la mer occidentale telles des âmes de marins noyés.
Il avait immédiatement ordonné de mettre en marche l’équipement de navigation par temps de brouillard. L’équipage de 572 marins était en état d’alerte. La corne de brume sonnait automatiquement toutes les cent secondes. La vigie se planta à l’avant pour assurer une meilleure surveillance. L’équipe de la salle des machines fut priée de se tenir prête à réagir immédiatement à tout risque d’urgence. On ferma les portes entre les onze compartiments étanches du navire.
L’Andréa Doria entamait la dernière partie des quatre mille milles d’un voyage de neuf jours qui, depuis Gènes, transportait 1 134 passagers et 400 tonnes de fret. En dépit de l’épais brouillard qui s’était abattu sur ses ponts, le Doria croisait presque à pleine vitesse, ses deux moteurs Diesel jumeaux de 35 000 chevaux poussant le gros paquebot à vingt-deux nœuds.
La compagnie de navigation italienne ne prenait pas de risques avec ses bateaux et ses passagers. Mais elle ne payait pas non plus ses commandants pour arriver en retard à destination. Le temps, c’est de l’argent. Et nul ne le savait mieux que le commandant Calamai qui avait dirigé le navire sur toutes ses croisières transatlantiques. Il était bien décidé à atteindre New York sans perdre une minute sur l’heure qu’il avait dû concéder à un orage, deux nuits auparavant.
Quand le Doria avait enfin aperçu le bateau-feu à 10 h 20 ce soir-là, le pont put enregistrer le vaisseau sur son radar et entendre le mugissement de sa corne de brume, mais il était invisible à moins d’un mille. Quand il eut dépassé le bateau-feu, le commandant du Doria ordonna de mettre le cap plein ouest vers New York.
Le bip du radar indiquait l’est, juste sur le Doria. Calamai se pencha sur l’écran, les sourcils froncés, surveillant la progression du top d’écho. Le radar ne pouvait indiquer au commandant quelle sorte de navire se trouvait là, ni sa taille. Avec leur vitesse combinée de 40 noeuds, les deux navires se rapprochaient l’un de l’autre de deux milles toutes les trois minutes.
La position de ce navire était étonnante. Les bateaux se dirigeant vers l’est étaient supposés suivre une route située vingt mille au sud. Peut-être s’agissait-il d’un bateau de pêche.
Suivant les lois maritimes, les navires se dirigeant directement l’un vers l’autre en haute mer sont censés passer bâbord à bâbord, flanc gauche à flanc gauche, comme des automobiles venant de directions opposées. Au cas où des bateaux manoeuvrant pour se plier à cette loi sont forcés à un croisement dangereux, ils peuvent à la rigueur passer tribord à tribord.
D’après ce qu’indiquait le radar, l’autre navire pouvait passer sans difficulté à droite du Doria si les deux bateaux tenaient le même cap. Comme des voitures sur une autoroute anglaise, où les conducteurs roulent à gauche.
Calamai ordonna à l’équipage de surveiller de près l’autre navire. Il ne coûte rien d’être prudent.
Les navires étaient à environ dix milles l’un de l’autre quand Nillson alluma la lumière sous le tableau de manoeuvre BIAL, près de l’installation radar et se prépara à imprimer le changement de position du top d’écho.
Il appela :
— Quelle est notre course, Hansen ?
- 90 degrés, répondit l’homme de barre.
Nillson marqua d’une croix la carte de pointage et tira des traits pour les relier, vérifia à nouveau le top d’écho puis ordonna à la vigie de continuer à surveiller la mer depuis l’aile de pont bâbord. Son relèvement montrait que l’autre navire avançait dans leur direction sur une route parallèle, un peu à gauche. Il sortit sur le flanc du Stockholm et tenta de percer la nuit avec ses jumelles. Aucun signe d’un autre navire. Il passa plusieurs fois d’un flanc à l’autre, s’arrêtant chaque fois près du radar. Il demanda un nouveau rapport de cap.
— Toujours 90 degrés, monsieur, dit Hansen.
Nillson vérifia le gyrocompas. La plus petite dérive pouvait se révéler critique et il tenait à s’assurer que le cap était bon. Hansen tendit le bras et tira le cordeau de ride par-dessus sa tête. La cloche du navire sonna six coups. Onze heures. Nillson aimait entendre le passage du temps sur le navire. Quand il était de quart, tard dans la nuit, lorsque la solitude et l’ennui se combinaient, le tintement de la cloche de bord concrétisait l’attachement romantique qu’il ressentait pour la mer, au cours de sa jeunesse. Plus tard, ce son évoquerait pour lui celui de l’apocalypse.
Distrait un instant de sa tâche, Nillson regarda l’écran du radar et inscrivit une nouvelle marque sur la carte de relèvement.
Onze heures. Sept milles séparaient les deux paquebots. Nillson calcula qu’ils se croiseraient bâbord à bâbord avec une distance plus que suffisante entre eux. Il repassa sur le pont latéral et regarda à la jumelle vers la gauche. C’était exaspérant. Il n’y avait que de l’obscurité là où le radar affirmait que se trouvait un navire. Peut-être ses feux de route étaient-ils en panne. Ou bien il s’agissait peut-être d’un bateau en manoeuvre.
Il regarda à droite vers le large. La lune brillait vivement sur l’eau. Il revint vers la gauche. Toujours rien. Le navire était-il noyé dans le brouillard ? C’était peu vraisemblable. Aucun bateau ne pourrait naviguer à une telle vitesse dans un brouillard épais. Il songea un instant à réduire la vitesse du Stockholm. Le commandant entendrait le bruit du télégraphe de bord et se précipiterait sur le pont. Il le traiterait de trouillard stupide après que les navires se seraient croisés sans encombre.
À 11 h 03, les radars des deux transatlantiques indiquaient que quatre milles les séparaient.
Toujours pas de lumières !
Nillson envisagea de nouveau d’appeler le commandant et de nouveau y renonça. Il ne donna pas non plus l’ordre d’envoyer un signal d’alarme comme l’exigeaient les lois maritimes. Ce serait une perte de temps. Ils étaient en haute mer, la lune était pleine et la visibilité d’au moins cinq milles.
Le Stockholm continua à fendre la nuit à 18 noeuds. L’homme de vigie appela :
— Lumière sur bâbord.
Enfin !
Plus tard, les experts hocheraient la tête sans comprendre. Ils se demanderaient comment deux navires équipés de radars avaient pu être attirés l’un vers l’autre comme des aimants en pleine mer.
Nillson regagna l’aile bâbord et étudia les feux de l’autre navire. Deux feux blancs, l’un en haut, l’autre en bas, brillaient dans l’obscurité. Bon. La position des feux de navigation indiquait que le navire passerait à gauche. Le feu rouge bâbord apparut, confirmant que le bateau s’éloignait du Stockholm. Le radar indiquait une distance de deux milles. Il regarda l’horloge. Elle marquait 11 h 06.
D’après ce que le commandant de l’Andréa Doria lisait sur l’écran radar, les navires devaient se croiser sans encombre par la droite. Quand ils furent à moins de trois milles et demi l’un de l’autre, Calamai ordonna de virer de 4 degrés sur la gauche pour élargir cet espace. Bientôt, une lumière spectrale apparut dans le brouillard et, peu à peu, on commença à apercevoir des lumières blanches. Le commandant Calamai s’attendait à voir le feu vert sur le flanc tribord de l’autre navire. Cela ne devait pas tarder.
Un mille de distance.
Nillson se rappela qu’un observateur disait que le Stockholm pouvait virer sur une pièce de dix cents et rendre huit cents de monnaie. Il était temps de vérifier cette souplesse.
— Tribord deux points, ordonna-t-il au barreur. Comme Calamai, il souhaitait augmenter la distance du passage. Hansen tourna le gouvernail de deux tours complets sur la droite. La proue du navire vira de vingt degrés sur tribord.
— Redressez au centre et gardez le cap constant. Le téléphone mural sonna. Nillson alla répondre.
— Ici le pont, dit-il.
Certain que tout se passerait bien, il tournait le dos aux fenêtres.
L’appel venait de la vigie.
— Feux de position 20 degrés sur bâbord.
— Merci, dit Nillson avant de raccrocher. Il alla vérifier le radar, sans savoir que le Doria avait pris une nouvelle trajectoire. Les tops d’écho étaient maintenant si proches les uns des autres que leur lecture ne signifiait rien d’intelligible pour lui. Il se rendit sur le flanc bâbord, sans se presser, leva ses jumelles et les régla sur les feux de navigation. Là, son calme l’abandonna.
— Mon Dieu ! dit-il d’une voix blanche en voyant pour la première fois le changement des feux sur le grand mât.
Les feux, en haut et en bas, s’étaient inversés. Le feu rouge bâbord de l’autre navire n’était plus de son côté. Le feu était vert, maintenant. Sur tribord. Depuis qu’il l’avait regardé pour la dernière fois, l’autre semblait avoir tourné complètement sur la gauche. Les feux de pont de l’énorme navire noir surgissaient de l’épais brouillard qui l’avait caché et il présentait maintenant son flanc droit en plein sur le chemin du Stockholm.
Il hurla de changer de cap.
— À tribord, toute !
Faisant demi-tour, il saisit les leviers du télégraphe de bord, les tira sur « Stop » puis les fit descendre jusqu’au bout de leur course, comme s’il pouvait arrêter le navire par sa seule détermination. Un bruit de ferraille insensé remplit l’air.
En Arrière, À toute Vitesse !
Nillson revint en hâte au gouvernail. Hansen s’y tenait, tel le gardien de pierre à la porte d’un temple païen.
— Nom de Dieu ! J’ai dit en arrière toute, hurla Nillson d’une voix rauque.
Hansen commença à tourner la roue du gouvernail. Nillson ne pouvait en croire ses yeux. Hansen ne tournait pas la roue vers tribord, ce qui aurait pu leur laisser une chance, ne serait-ce qu’une toute petite, d’éviter la collision. Il la faisait tourner lentement et délibérément à gauche !
La proue du Stockholm suivit la direction mortelle. Nillson entendit une corne de brume et comprit que ça devait être celle de l’autre navire.
La salle des machines était en plein chaos. L’équipage tournait frénétiquement le volant qui stoppait le moteur tribord. Ils se hâtaient d’ouvrir les vannes qui inverseraient sa puissance et arrêteraient le moteur bâbord. Le navire frissonna tandis que le freinage s’accentuait. Trop tard. Le Stockholm filait comme une flèche sur le bateau sans protection.
Sur le pont d’aile bâbord, Nillson s’agrippa de toutes ses forces au télégraphe de bord. Comme Nillson, le commandant Calamai avait vu les feux de mât se matérialiser puis s’inverser. Il avait vu le feu de position rouge bâbord briller comme un rubis sur le ciel de velours noir. Il avait compris que l’autre bateau avait pris un virage serré à droite et venait directement sur la route du Doria.
Sans avertissement. Sans corne de brume. Sans sifflet.
À cette vitesse, il était hors de question de s’arrêter. Il faudrait des milles et des milles pour y arriver. Calamai ne disposait que de quelques secondes pour agir. Il pouvait ordonner de virer à droite, droit vers le danger, en espérant que les deux bâtiments se frôleraient. Peut-être la vitesse du Doria lui ferait-elle dépasser l’agresseur.
Il prit une décision désespérée.
— À gauche, toute ! aboya-t-il.
Un officier de pont cria. Le commandant voulait-il que l’on arrête les moteurs ? Calamai secoua la tête.
— Maintenez toute la vitesse.
Il savait que le Doria virait mieux à sa vitesse la plus haute.
Faisant tourner comme un fou les rayons du gouvernail, le barreur utilisa ses deux mains pour le faire virer sur bâbord. Le sifflet hurla deux fois pour indiquer le changement à gauche. Le gros navire lutta contre son erre avant sur un demi-mille avant de prendre le début du virage.
Le commandant savait qu’il prenait un gros risque en exposant le vaste flanc du Doria. Il pria pour que l’autre bateau s’écarte pendant qu’il était encore temps. Il ne pouvait pas croire qu’ils allaient se télescoper. Tout cela ressemblait à un mauvais rêve.
Le hurlement d’un de ses officiers le ramena brutalement à la réalité.
— Il vient droit sur nous !
Le navire suédois menaçait le flanc tribord où Calamai se tenait, glacé d’horreur. La proue pointue semblait le viser directement.
Le pacha du Doria avait une réputation d’homme solide et peu enclin à la panique. Mais à ce moment précis, il fit ce qu’aurait fait tout homme sain d’esprit dans sa position.
Il courut pour sauver sa vie.
La proue cuirassée du navire suédois perça la plaque métallique du rapide Andréa Doria. Aussi facilement qu’une baïonnette, pénétrant près d’un tiers des vingt-sept mètres de barrot du transatlantique avant de s’arrêter.
Avec un poids de 29 000 tonnes, près de deux fois supérieur à celui du Stockholm, le navire italien sembla avaler l’autre navire, pivotant autour du point d’impact au-dessus et au-dessous de son pont de flanc tribord. Tandis que le Doria, frappé, plongeait vers l’avant, la proue en morceaux du Stockholm se libéra, éventrant cinq des ponts de passagers du transatlantique comme le bec d’un oiseau de proie arrachant la chair de sa victime. Il râpa tout le long de la coque noire, allumant une pluie brillante d’étincelles.
Le trou béant triangulaire dans le flanc du Doria avait douze mètres en son point le plus large et se rétrécissait à un peu plus de deux mètres sous la ligne de flottaison.
Des milliers de litres d’eau se précipitèrent dans l’énorme blessure et remplirent les réservoirs vides déchirés dans la collision. Le navire gîta à droite sous le poids d’au moins 500 tonnes d’eau qui alla se déverser dans la salle du générateur. Une rivière huileuse roula par un tunnel d’accès et les écoutilles puis monta par les caillebotis du sol de la salle des machines. L’équipage des mécaniciens lutta pour sortir sur les ponts pleins d’huile comme des clowns exécutant des cascades.
L’eau continuait à entrer et montait autour des réservoirs de bâbord encore en état, les engloutissant comme des bulles de savon.
Quelques minutes après le choc, le Doria prit de la bande de façon inquiétante.
Nillson s’attendait à être plaqué au sol par l’impact. Le choc fut étonnamment peu violent, mais assez cependant pour le sortir de sa paralysie. Il se précipita de la timonerie à la chambre des cartes et appuya de toutes ses forces sur le bouton d’alarme qui fermait les portes étanches du Stockholm.
Le commandant surgit en criant sur le pont.
— Au nom du ciel, que s’est-il passé ?
Nillson essaya d’articuler une réponse, mais les mots refusèrent de sortir de sa gorge. Il ne savait comment décrire la scène. Hansen ignorant son ordre de virer sur tribord. Le rapide tournoiement de la barre vers bâbord. Hansen, les yeux fixés sur le gouvernail, les mains serrées sur les rayons comme si elles étaient soudain gelées. Aucune peur, aucune horreur dans ses yeux. Rien qu’une froideur bleue et glaciale. Nillson avait d’abord pensé que c’était un tour que lui jouait la lumière, que l’illumination de la tablette du gyrocompas avait joué sur sa vilaine cicatrice. Mais non, il n’y avait pas d’erreur. Tandis que les navires se jetaient vers un désastre certain, l’homme souriait !
Non, il n’y avait aucun doute dans son esprit. Hansen avait délibérément éperonné l’autre navire, dirigeant le Stockholm comme il l’aurait fait d’une torpille. Aucun doute, non plus, personne, ni le commandant ni personne d’autre sur ce bateau ne croirait jamais qu’une telle chose pût se produire.
Les yeux pleins d’angoisse de Nillson allaient du visage furieux du commandant au gouvernail, comme si la réponse pouvait se trouver entre les deux. La roue abandonnée du gouvernail tournait follement sans contrôle.
Dans la confusion, Hansen avait disparu.
Jake Carey fut tiré de son sommeil par un terrifiant craquement de métal. Ce bruit sinistre ne dura qu’un instant, mais fut suivi du hurlement torturé de l’acier contre de l’acier, de l’éclatement et de l’écrasement de quelque chose d’énorme, comme si le pont supérieur de la cabine était en train d’exploser. Carey ouvrit les yeux, cilla et fixa peureusement ce qui paraissait un mur blanc grisâtre, à quelques mètres de lui.
Il s’était endormi quelques minutes auparavant. Il avait embrassé sa femme Myra, lui avait souhaité une bonne nuit et s’était glissé entre les draps frais d’un des lits jumeaux de leur cabine de première classe. Myra avait lu quelques pages de son roman avant de fermer les yeux. Elle avait éteint la lumière, tiré la couverture autour de son cou et soupiré en repensant avec plaisir aux vignes toscanes baignées de soleil de son souvenir.
Plus tôt, Jack et elle avaient fêté au Champagne la réussite de leur séjour dans la salle à manger des premières. Carey avait proposé le coup de l’étrier au salon Belvédère, mais Myra avait répondu que si elle entendait encore une fois l’orchestre jouer « Arrivederci Roma », elle ne mangerait plus jamais de spaghettis. Ils se retirèrent peu avant 10 h 30. Après avoir parcouru, main dans la main, le pont foyer et ses boutiques, ils avaient pris l’ascenseur un étage au-dessus et avaient marché jusqu’à leur grande cabine du pont supérieur, côté tribord. Ils avaient posé leurs bagages dans le couloir où les stewards devaient les prendre en prévision de l’arrivée à New York le lendemain. Il y avait un léger roulis, car le navire était moins lourd de tout le carburant utilisé et donc plus haut sur l’eau. Le mouvement donnait la sensation d’être bercé dans un berceau géant et Myra n’avait pas tardé à s’endormir à son tour.
Soudain, le lit de son mari fit un bond violent. Il fut catapulté en l’air comme un siège éjectable. Jake eut l’impression de voler pendant une éternité avant de s’écraser dans une mare profonde d’obscurité.
La mort arpentait les ponts de l’Andréa Doria... Elle errait des cabines de luxe, sur les ponts les plus hauts, jusqu’aux chambres de la classe touriste, sous la ligne de flottaison. Cinquante-deux personnes étaient mortes ou mourantes sur le sillage du crash. Dix cabines étaient démolies sur le pont des premières où le trou était le plus large. Il était plus bas au fond, mais les cabines de ce pont étaient plus petites et plus pleines, aussi l’effet fut-il plus dévastateur. Des passagers moururent ou vécurent suivant le caprice du destin. Un passager de première classe qui était en train de se laver les dents courut vers sa chambre pour constater que le mur avait disparu et sa femme aussi. Sur le pont du foyer de luxe, deux personnes avaient été tuées sur le coup. Vingt-six émigrants italiens, dans les cabines bon marché du pont inférieur, exactement sur la ligne de collision, moururent écrasés par la masse d’acier. Parmi eux se trouvaient une femme et ses quatre jeunes enfants. Mais il y eut aussi des miracles. Une jeune fille arrachée à sa cabine de première classe revint à elle sur la proue en miettes du Stockholm. Dans une autre cabine, le plafond s’effondra sur un couple qui réussit à ramper jusqu’au corridor.
Ceux qui faisaient le voyage sur les deux ponts les plus bas subirent le plus de dommages et durent se frayer un chemin en remontant les coursives envahies de fumée et en luttant contre un flot d’eau de mer chargée d’huile. Peu à peu, les gens se mirent à rejoindre du mieux qu’ils purent les aires de rassemblement où ils attendirent les ordres.
Le commandant Calamai était sur la partie la plus éloignée du pont encore en état quand les navires s’étaient percutés. À peine remis du premier choc, il tira le levier du télégraphe de bord jusqu’à Stop. Le navire finit par s’arrêter au sein de l’épais brouillard.
L’officier en second se rendit à grandes enjambées à l’indicateur de gîte, l’instrument qui mesure l’angle du navire.
- 18 degrés, dit-il.
Puis, quelques minutes plus tard :
-19 degrés.
Un doigt glacé serra le coeur du commandant. Le gîte ne devait pas dépasser 15 degrés, même avec deux compartiments inondés. Un gîte de plus de 20 degrés submergerait les compartiments étanches.
Sa raison lui disait que la situation était impossible. Les constructeurs avaient garanti que le navire resterait en équilibre même si n’importe quel groupe de deux compartiments était submergé. Il demanda à voir les rapports de dommages de chaque pont et surtout l’état des portes étanches puis ordonna qu’on lance un S.O.S. en donnant la position du navire.
Les officiers revinrent en hâte sur le pont avec les rapports demandés. L’équipage de la salle des machines pompait les compartiments tribord, mais l’eau entrait plus vite qu’ils ne pouvaient l’évacuer. La salle des chaudières était submergée et l’eau envahissait deux autres compartiments.
Le problème, c’était le pont A, supposé servir de rideau d’acier au-dessus des cloisons de traverse divisant le navire en compartiments. L’eau se déversait par les escaliers des passagers jusqu’aux autres compartiments.
L’officier demanda un nouveau relevé.
- 22 degrés.
Le commandant Calamai n’avait pas besoin de regarder l’indicateur de gîte pour savoir que l’inclinaison avait dépassé le niveau où on aurait pu la corriger. Il lui suffisait de regarder le plancher incliné de la pièce jonché de cartes à ses pieds.
Le navire se mourait.
Il était assommé de tristesse. L’Andréa Doria n’était pas n’importe quel navire. Roi des lignes italiennes, ce paquebot de vingt-neuf millions de dollars était le plus magnifique et le plus luxueux de tous les transatlantiques en service. Âgé de quatre ans à peine, il avait été lancé pour montrer au monde qu’il fallait maintenant compter avec la marine italienne d’après-guerre. Avec sa gracieuse coque noire et sa superstructure blanche, sa cheminée élancée rouge, blanc et vert, le paquebot ressemblait plus à l’oeuvre d’un sculpteur qu’à celle d’un architecte de marine.
De plus, c’était son bateau. Il avait commandé l’Andréa Doria lors de ses essais et ensuite de sa centaine de traversées de l’Atlantique. Il connaissait mieux ses ponts que les pièces de sa propre demeure. Il ne se lassait jamais de les parcourir, d’un bout à l’autre, comme un spectateur dans un musée admire les oeuvres des trente et un meilleurs artistes qui mirent tout leur savoir pour la gloire de la Renaissance dans leurs miroirs, leurs dorures, leurs bois rares, leurs fines tapisseries et leurs belles mosaïques. Comme entouré des fresques massives qui avaient fait le renom de Michel-Ange et des autres maîtres italiens, il s’arrêtait dans le salon des premières classes devant la statue imposante d’Andréa Doria, qui ne pouvait le céder en grandeur qu’à Christophe Colomb. Le vieil amiral génois semblait prêt à dégainer son sabre au premier signe d’un pirate barbaresque.
Et tout cela allait disparaître !
Mais les passagers étaient la priorité du commandant. Il était sur le point de donner l’ordre d’abandonner le navire quand un officier vint rapporter l’état des canots de sauvetage. Tous ceux de bâbord étaient inutilisables, ce qui laissait les huit canots de tribord. Mais ceux-ci étaient suspendus trop haut au-dessus de l’eau. Même si l’on pouvait les mettre à la mer, il n’y avait de place que pour la moitié des passagers. Il n’osa pas donner l’ordre d’abandon. Les passagers, pris de panique, se précipiteraient à bâbord et ce serait le chaos.
Il pria pour que des navires de passage aient entendu leur S.O.S. et réussissent à les trouver dans le brouillard.
Il ne pouvait plus qu’attendre.
Angelo Donatelli venait de servir tout un plateau de martinis à une table de braillards new-yorkais célébrant leur dernière nuit à bord du Doria lorsqu’il jeta un coup d’oeil à l’une des fenêtres drapées qui s’ouvraient sur trois des murs de l’élégant salon Belvédère. Quelque chose, un mouvement fugitif, avait attiré son attention.
Le salon donnait sur le pont des canots avec sa large promenade. De jour et par nuits claires, les passagers de première classe pouvaient jouir d’une large vue sur la mer. La plupart avaient, ce soir, renoncé à percer le léger mur gris entourant le salon. C’était par hasard qu’Angelo avait levé les yeux et vu les lumières et le bastingage d’un grand navire blanc se mouvant dans la brume.
— Dio mio ! murmura-t-il.
Il avait à peine prononcé ces mots que se produisit une explosion aussi forte que celle d’un monstrueux pétard. Le salon fut plongé dans l’obscurité.
Le pont trembla violemment. Angelo perdit l’équilibre, tenta de le retrouver et, le plateau rond dans une main, fit une imitation passable de la célèbre statue du Discobole. Le beau Sicilien de Palerme était un athlète-né qui avait toujours fait preuve d’agilité en tournoyant entre les tables, ses verres en équilibre.
Les lumières de secours s’allumèrent au moment où il se remettait debout. Les trois couples à sa table étaient tombés de leurs chaises. Il aida d’abord les femmes à se relever. Personne ne paraissait sérieusement blessé. Il regarda autour de lui.
Le magnifique salon avec ses tapisseries doucement éclairées, ses tableaux, ses sculptures et ses panneaux brillants de bois blond, était sens dessus dessous. Sur le plancher luisant de la piste de danse où, quelques secondes plus tôt, des couples glissaient sur les accords de « Arrivederci Roma « s’entassaient des corps contorsionnés. La musique avait brusquement cessé, remplacée par des cris de douleur et de désarroi. Les musiciens tentaient de s’extirper d’un enchevêtrement d’instruments. Il y avait partout des bouteilles et des verres brisés et l’air sentait l’alcool. Les vases de fleurs fraîches s’étaient éparpillés sur le sol.
— Mais, au nom du ciel, que se passe-t-il ? demanda un homme.
Angelo tint sa langue, se demandant s’il n’avait pas rêvé ce qu’il avait cru voir. Regardant à nouveau par la fenêtre, il ne distingua que du brouillard.
— Nous avons peut-être heurté un iceberg, proposa l’épouse de l’homme qui avait parlé.
— Un iceberg ? Réfléchis un peu, Connie, nous longeons la côte du Massachusetts ! En juillet ! La femme fit la moue.
— Bon, alors c’était peut-être une mine. L’homme regarda l’orchestre et sourit.
— Je ne sais pas ce que c’était, mais du moins ça les a obligés à cesser de jouer cette chanson exaspérante !
Tous ses amis rirent de la plaisanterie. Les danseurs brossaient leurs vêtements, les musiciens inspectaient leurs instruments. Les barmans et les serveurs se précipitèrent.
— Nous n’avons rien à craindre, dit un autre passager. Un des officiers m’a assuré que ce navire était insubmersible.
Son épouse cessa de vérifier son maquillage dans le miroir de son poudrier.
— C’est ce qu’on avait dit du Titanic, rappela-t-elle d’une voix tremblante.
Il y eut un silence tendu. Puis un rapide échange de regards apeurés. Comme s’ils avaient entendu un signal muet, les trois couples se hâtèrent vers la sortie la plus proche, tels des oiseaux fuyant une côte inhospitalière.
Le premier instinct d’Angelo fut de débarrasser la table des verres et des bouteilles. Il eut un petit rire.
— Il y a trop longtemps que tu fais ce métier, dit-il entre ses dents.
La plupart des passagers étaient maintenant debout et se dirigeaient vers les sorties. Le salon se vidait rapidement. Si Angelo ne se hâtait pas, il se retrouverait bientôt seul. Haussant les épaules, il jeta par terre sa serviette blanche et s’approcha de la porte pour voir ce qui se passait.
Des vagues noires menaçaient d’entraîner Jake Carey par le fond. Il lutta contre le courant sombre qui tirait son corps et se sentit flotter sur le bord flou de la conscience, mais il tint bon. Il entendit un gémissement et réalisa que c’était lui qui l’avait émis. Il gémit à nouveau, mais cette fois consciemment. Bon. Les morts ne gémissent pas. Sa pensée suivante fut pour sa femme.
— Myra ! appela-t-il.
Il entendit vaguement quelque chose bouger dans l’obscurité grise qui l’entourait. Plein d’espoir, il soupira puis appela de nouveau.
— Je suis par ici, répondit la voix étouffée de Myra qui semblait venir de loin.
— Dieu merci ! Tu vas bien ? Il y eut un silence. Puis :
— Oui. Qu’est-il arrivé ? Je m’étais endormie...
— Je ne sais pas. Peux-tu bouger ?
— Non.
— Je vais venir t’aider, dit Carey.
Il se tourna sur son côté gauche, le bras sous son corps, un poids pressant son flanc droit. Ses jambes étaient coincées. Il se sentit glacé de peur. Peut-être avait-il le dos brisé. Il essaya encore de bouger, plus fort. La douleur vive qui remontait de sa cheville à sa hanche fit monter des larmes à ses yeux, mais du moins cela voulait-il dire qu’il n’était pas paralysé. Il cessa de lutter. « II faut que je réfléchisse « se dit-il.
Carey était ingénieur et avait fait fortune en construisant des ponts. Ce problème n’était guère différent de tous ceux qu’il avait résolus en s’appuyant sur la logique et la persévérance. Et beaucoup de chance.
Il poussa avec son coude droit et sentit un tissu doux. Il était sous le matelas. Il poussa plus fort, pliant son corps pour faire levier. Le matelas bougea un peu puis refusa de céder davantage. Seigneur ! Il semblait que toute cette saleté de plafond lui était tombée dessus. Carey prit une profonde inspiration et, de toute la force de son bras musclé, poussa de nouveau. Le matelas glissa sur le plancher.
Les deux bras libres maintenant, il se pencha et sentit quelque chose de solide sur sa cheville. Explorant la chose des doigts, il comprit qu’il devait s’agir de la table de nuit qui séparait les deux lits. Le matelas avait dû le protéger des morceaux de murs et du plafond. De ses deux mains libres, il bougea un peu la petite commode de quelques centimètres et glissa ses jambes, l’une après l’autre. Il se massa les chevilles pour que le sang y circule à nouveau. Elles lui faisaient mal, mais n’étaient pas cassées. Lentement, il se mit à genoux en s’appuyant sur ses mains.
— Jake ! dit à nouveau Myra d’une voix plus faible.
— J’arrive, chérie. Tiens bon.
Quelque chose allait de travers. La voix de Myra semblait venir de l’autre côté de la cabine. Il appuya sur un commutateur. La cabine resta dans l’obscurité. Désorienté, il rampa dans le chaos. À tâtons, il trouva la porte. La tête penchée, il écouta ce qui ressemblait au bruit des vagues sur la plage, avec des mouettes criant au loin. Il réussit à se mettre debout, écarta les gravats autour de la porte et l’ouvrit sur un véritable cauchemar.
La coursive était bondée de passagers poussant et jouant des coudes, baignant dans la clarté ambrée des lumières de secours. Des hommes, des femmes, des enfants, certains tout habillés, d’autres en vêtements de nuit sous leurs manteaux, certains les mains vides, d’autres agrippant des sacs, poussaient, bousculaient, marchaient ou rampaient pour atteindre le pont supérieur. Le couloir était plein de poussière et de fumée et oscillait comme le plancher des roulottes de cirque. Quelques passagers, essayant de retourner à leurs cabines, luttaient contre le flot humain comme des saumons remontant le courant.
Carey regarda derrière lui la porte qu’il venait de franchir et réalisa, d’après les chiffres qu’elle portait, qu’il avait rampé hors de la cabine voisine de la sienne. Il avait dû être projeté d’une cabine à l’autre. Ce soir-là, dans le salon, Myra et lui avaient bavardé avec les occupants, un couple italo-américain d’un certain âge revenant d’une réunion de famille. Il pria le ciel que ces pauvres gens ne se soient pas, comme à leur habitude, couchés de bonne heure.
Carey se fraya vigoureusement un chemin jusqu’à la porte de sa cabine. Elle était fermée à clef. Il retourna à la cabine qu’il venait de quitter et poussa les débris pour atteindre le mur. Il s’arrêta plusieurs fois pour écarter des meubles et des morceaux de plafond ou de mur. Parfois il dut ramper sur des gravats, parfois se faufiler en dessous, poussé par un sentiment d’urgence. La gîte du pont signifiait que le navire prenait l’eau. Il atteignit le mur et appela de nouveau sa femme. Elle répondit depuis l’autre côté. Frénétiquement maintenant, il tâtonna pour trouver une ouverture, découvrit que le bas était amolli et tira jusqu’à faire un trou assez large pour qu’il puisse s’y faufiler, à plat ventre.
Sa cabine était dans une semi-obscurité, les formes et les objets baignés d’une lumière pâle. Se relevant, il en chercha des yeux la source. Une brise fraîche et salée souffla sur son visage. Il ne put en croire ses yeux ! Tout l’extérieur de la cabine avait disparu. À sa place, un trou gigantesque lui permettait de voir l’océan illuminé de lune. Il agit avec fièvre et, quelques minutes plus tard, fut enfin près de sa femme. Il essuya le sang qui maculait son front et ses joues avec un coin de sa veste de pyjama et l’embrassa tendrement.
— Je ne peux pas bouger, dit-elle comme en s’excusant.
Ce qui l’avait projeté dans la cabine d’à côté avait jeté le sommier d’acier du lit de Myra contre le mur comme le ressort d’une souricière. Myra était presque debout, heureusement protégée de la pression des ressorts par le matelas, mais coincée contre le mur par le cadre. Derrière elle se trouvait le puits d’acier de l’ascenseur du navire. Son seul bras libre pendait le long de son corps.
Carey entoura de ses doigts le bord du cadre. Il avait cinquante-cinq ans, mais toute sa force grâce à une vie de labeur. Il tira avec toute la puissance dont sa grande carcasse était capable. Le cadre bougea un petit peu pour revenir à la même place dès qu’il le lâcha. Il essaya de le forcer avec un morceau de bois, mais cessa dès que Myra cria de douleur. Il jeta le morceau de bois d’un air dégoûté.
— Chérie, dit-il en essayant de garder une voix calme, je vais chercher de l’aide. Il faut que je te laisse, un tout petit moment. Je reviens, je te le promets.
— Jake, il faut que tu sauves ta vie. Le bateau...
— Tu ne te débarrasseras pas de moi aussi facilement, mon amour.
— Ne sois pas têtu, je t’en supplie.
Il embrassa de nouveau son visage. Sa peau, d’habitude si chaude au toucher, était morte et froide.
— Pense à la Toscane ensoleillée en m’attendant. Je reviens très vite, promis.
Il lui pressa la main, tourna la clef qui fermait la serrure de la porte et sortit dans la coursive sans savoir le moins du monde ce qu’il allait faire. Un homme massif et apparemment musclé venait vers lui. Jake le saisit par l’épaule et commença à lui demander de l’aide.
— Foutez le camp !
Le regard fou, il repoussa Jake malgré la haute taille de celui-ci.
Il tenta désespérément de recruter encore un homme ou deux avant d’abandonner. Pas de bons Samaritains en vue. C’était aussi difficile que de détourner un boeuf d’un troupeau assoiffé courant vers un trou d’eau. Il ne pouvait guère les blâmer. Il aurait traîné Myra jusqu’au sommet si elle n’était retenue prisonnière par ce fichu machin. Il comprit que les passagers ne lui seraient d’aucune utilité. Il fallait trouver un membre de l’équipage. Luttant pour rester debout malgré la gîte du pont, il se joignit à la foule qui se dirigeait vers le pont supérieur.
Angelo jeta un rapide coup d’œil au navire. Ce qu’il voyait ne lui plaisait pas du tout, surtout le côté tribord qui penchait de plus en plus vers la mer.
Cinq canots de sauvetage avaient été mis à l’eau et étaient pleins de membres de l’équipage. Des dizaines de serveurs et de garçons de cuisine sautaient dans les canots déjà surchargés et se dirigeaient de leur mieux vers un bateau blanc. Un coup d’œil à la proue éclatée et au trou béant dans le flanc du Doria lui suffit pour comprendre ce qui s’était passé. Il remercia le ciel que de nombreux passagers se soient trouvés hors de leurs cabines en train de fêter la dernière nuit à bord quand la collision s’était produite.
Il se dirigea vers bâbord. Il était difficile de remonter le pont incliné dont la surface ressemblait à une patinoire à cause de l’eau mêlée d’huile qu’y avaient déposée les semelles des passagers et de l’équipage. Il avança centimètre par centimètre le long de la coursive en se tenant au bastingage et aux montants des portes. Enfin il atteignit le pont promenade. La plupart des passagers s’étaient instinctivement regroupés sur le côté le plus éloigné de l’eau. Là, ils attendaient des instructions. Dans la lumière aveuglante des lampes de secours, ils se tenaient aux chaises longues éparpillées sur le sol et se blottissaient avec anxiété parmi les piles de valises placées là plus tôt en attendant l’accostage. Les marins faisaient de leur mieux pour bander les bras et les jambes cassés. Les hématomes et les petits bobos devraient attendre.
Certains passagers portaient des tenues de soirée, d’autres des vêtements de nuit. Tous étaient étonnamment calmes, sauf quand le navire frémissait. Alors des cris d’angoisse et de colère emplissaient l’air humide.
Angelo savait que ce calme se changerait en hystérie si ces gens apprenaient que des marins s’étaient approprié les seuls canots disponibles en abandonnant les passagers sur un bateau qui coulait peu à peu.
Le pont promenade était prévu pour que les passagers, par les portes-fenêtres coulissantes, puissent aller directement aux canots de sauvetage accrochés au pont des embarcations. Les officiers du navire et ce qui restait de l’équipage tentaient en vain de décrocher les canots. Mais les portemanteaux n’avaient pas été prévus pour fonctionner sous un angle aigu et il était impossible de détacher les embarcations. Le coeur d’Angelo se serra. C’est pour cela qu’on n’avait pas demandé aux passagers de quitter le navire. Le commandant craignait la panique.
La moitié des canots emmenait l’équipage et l’autre moitié étant inutilisable, il n’y avait pas suffisamment de place pour les passagers. D’après ce qu’il lui sembla, il n’y avait même pas assez de gilets de sauvetage pour tout le monde. Il n’y aurait aucune issue pour tous ces gens si le navire sombrait. Pendant une fraction de seconde, il envisagea de repartir vers tribord et de sauter dans un canot avec les autres marins. Mais il chassa cette idée, prit une brassée de gilets que portait un autre marin et commença à les distribuer. Maudit soit le code d’honneur des Siciliens ! Un de ces jours, ça allait le tuer.
— Angelo !
Une apparition ensanglantée jouait des coudes dans la foule en criant son nom.
— Angelo, c’est moi, Jake Carey.
Le grand Américain à la ravissante épouse. Mme Carey avait l’âge d’être sa mère, mais, mamma mia , quels beaux yeux elle avait et comme la légère surcharge pondérale due à son âge ajoutait de volupté à ses courbes autrefois juvéniles. Angelo était immédiatement tombé amoureux d’elle, une folie de très jeune homme. Les Carey lui avaient donné de bons pourboires et, ce qui comptait davantage, le traitaient avec respect. D’autres, même des compatriotes, regardaient de haut sa peau bronzée de Sicilien.
Ce Jake Carey personnifiait la prospérité américaine, toujours en forme à la cinquantaine passée, des épaules larges remplissant ses vestes sans tromperie, des cheveux gris bien peignés et un visage bronzé. Le passager bien habillé qu’il avait aperçu plus tôt ce soir-là avait disparu. L’homme aux yeux affolés qui courait vers lui portait un pyjama sali de poussière et de gras, le devant taché de grandes marques rouges. Il s’approcha et saisit Angelo par le bras en le serrant à lui faire mal.
— Grâce au ciel, quelqu’un que je connais ! dit-il d’un ton las. Angelo regarda la foule.
— Où est la signora Carey ?
— Coincée dans notre cabine. J’ai besoin de votre aide, ajouta-t-il, les yeux pleins de feu.
— Je viens, répondit Angelo sans hésiter.
Il attira l’attention d’un steward et lui remit les gilets de sauvetage puis suivit Carey jusqu’à l’escalier le plus proche. Carey, tête baissée, fendit la marée humaine qui déferlait vers le pont. Angelo agrippa le dos du pyjama souillé pour ne pas le perdre. Ils se ruèrent vers le pont supérieur où se trouvaient la plupart des cabines de première. Mais seuls quelques retardataires couverts d’huile se traînaient encore le long des coursives.
Angelo eut un choc en voyant Mme Carey. Elle paraissait subir une torture médiévale. Ses yeux étaient fermés et il la crut morte un instant. Mais quand son mari lui toucha doucement la main, elle battit des paupières.
— Je t’avais dit que je reviendrais, chérie, dit Carey. Regarde, Angelo est venu nous aider.
Angelo lui prit la main et l’embrassa avec style. Elle lui adressa un sourire attendri.
Les deux hommes saisirent le cadre du lit et tirèrent en grognant, plus par frustration que sous l’effort, ignorant la douleur que les bords coupants du métal infligeaient à la chair de leurs paumes. Le cadre céda de quelques centimètres, plus que la première fois. Mais dès qu’ils le lâchèrent, il retomba à sa place. À chaque essai, Mme Carey fermait les yeux et serrait les lèvres de toutes ses forces. Carey jura. Sa force lui avait permis de réussir tant de choses auparavant qu’il s’était habitué à la réussite. Mais cette fois, ça ne marchait pas.
— Il nous faut d’autres hommes, dit-il en haletant. Angelo haussa les épaules, embarrassé.
— La plupart des marins sont dans les canots.
— Doux Jésus ! murmura Carey.
Il avait déjà eu assez de peine à trouver Angelo. Carey réfléchit un moment, prenant le problème du point de vue de l’ingénieur qu’il était.
— Nous pourrions réussir rien qu’à nous deux, dit-il enfin, si nous avions un cric.
— Un quoi ? dit le serveur qui ne connaissait pas le nom anglais de l’instrument.
— Un cric, insista Carey en cherchant le bon mot et en faisant des mouvements de pompage avec sa main. Pour une automobile. Les yeux sombres d’Angelo brillèrent. Il avait compris.
— Ah ! dit-il, un levier. Pour une voiture.
— C’est ça, répondit Carey avec une excitation croissante. Regardez, nous pourrions le mettre ici et arracher le cadre du mur pour avoir assez d’espace pour faire sortir Myra.
— Si. Le garage. Je reviens.
— Oui, c’est ça, le garage. (Carey regarda le visage épuisé de sa femme.) Mais il faut faire vite.
Carey n’était pas homme à prendre ses désirs pour des réalités. Angelo pourrait bien sauter dans le plus proche canot dès qu’il aurait quitté la cabine. Il ne l’en blâmerait d’ailleurs pas. Il saisit le bras du Sicilien.
— Je ne saurais vous dire à quel point j’apprécie ce que vous faites, Angelo. Quand nous serons à New York, je ferai en sorte que vous en soyez récompensé.
— Hé ! Signore ! Je ne fais pas ça pour de l’argent !
Il sourit, envoya un baiser à Mme Carey et disparut de la cabine en emportant un gilet de sauvetage.
Il courut le long du couloir, descendit un escalier jusqu’au pont du foyer, mais ne put aller plus loin. La proue du Stockholm avait pénétré presque jusqu’à la chapelle, laissant dans le foyer une masse de métal tordu et de verre brisé. Il s’éloigna de ce lieu qui semblait le plus abîmé du navire et suivit un couloir central qui l’amena vers la poupe puis, par une autre série d’escaliers, arriva au pont A. Là aussi, la plupart des cabines tribord avaient tout simplement disparu. Il redescendit au pont suivant par un chemin tortueux.
Angelo s’arrêtait et se signait chaque fois qu’il allait descendre à un autre pont. Le geste le réconfortait, même s’il le savait inutile. Même Dieu ne serait pas assez fou pour le suivre dans les entrailles d’un navire en train de couler.
Il s’arrêta pour se repérer. Il était sur le pont B où se trouvait le garage et de nombreuses petites cabines. La grande Autorimessa qui pouvait contenir cinquante voitures était prise en sandwich entre des cabines de classe touriste à l’avant. Le garage climatisé s’étendait sur toute la largeur du navire. Des portes de chaque côté permettaient aux automobiles de se rendre directement sur le quai.
Angelo n’était venu qu’une fois en ce lieu. L’un des mécaniciens du garage, sicilien comme lui, avait voulu lui montrer une fabuleuse Chrysler qui revenait d’Italie. La Norseman aux lignes fluides avait demandé un an d’étude et Ghia, de Turin, avait passé quinze mois à construire cette voiture de cent millions de dollars. Il avait pu admirer les merveilleuses lignes modernes par les interstices de la caisse qui la protégeait. Mais les deux hommes avaient été encore plus intéressés par une Rolls-Royce qu’un riche Américain de Miami Beach envoyait chez lui après une lune de miel à Paris. Angelo et son ami avaient rêvé l’un et l’autre qu’ils en étaient les chauffeurs et, pourquoi pas, les passagers.
Angelo se souvint d’avoir entendu dire qu’il y avait neuf voitures dans le garage. Peut-être l’une d’elles aurait-elle le levier dont il avait besoin. Il n’eut guère d’espoir lorsqu’il découvrit les dommages qu’avait subis la paroi tribord du garage. L’autre navire l’avait éventrée d’un bout à l’autre. Il s’arrêta dans la semi-obscurité pour reprendre son souffle et essuyer la sueur qui lui coulait dans les yeux. Et maintenant ? Mamma mia ! Et si les lumières s’éteignaient ? Il ne retrouverait jamais son chemin. La peur paralysait ses jambes et il eut du mal à se remettre en marche.
Attends un peu !
Le jour où il avait visité le garage, son ami lui avait montré un autre véhicule, un énorme camion blindé, dans un coin reculé, loin du côté de l’impact. Il n’y avait aucune marque visible sur la carrosserie métallique noire et luisante. Quand Angelo avait posé des questions, son ami s’était contenté de faire les gros yeux et de hausser les épaules. Peut-être un transport d’or. Tout ce qu’il savait c’est que le camion était gardé jour et nuit. Tandis qu’ils bavardaient, Angelo avait aperçu un homme en uniforme gris foncé qui les avait surveillés jusqu’à ce qu’ils s’éloignent.
Le pont trembla sous ses pieds. Le navire gîta d’un degré de plus environ. Angelo était au-delà de la peur, en proie maintenant à une véritable terreur.
Ses battements de coeur se précipitèrent puis se calmèrent un peu quand le navire cessa de bouger. Il se demanda s’il était sur le point de sombrer. Il regarda le gilet de sauvetage qu’il portait et se mit à rire. Ce truc ne lui servirait pas à grand-chose si le bateau chavirait et coulait pendant que lui-même était tout en bas de ses entrailles. Cinq minutes. C’était tout ce qu’il s’accordait. Ensuite il remonterait sur le pont le plus élevé, aussi rapide qu’un lièvre. Carey et lui trouveraient un moyen de se débrouiller. Il le fallait. Il trouva l’entrée du garage, prit une profonde inspiration, ouvrit la porte et entra.
L’espace caverneux était dans le noir à l’exception de quelques flaques de lumière de secours sur les plafonds hauts. Il regarda vers tribord et vit par les reflets mouvants que le garage prenait l’eau. D’ailleurs il en eut bientôt jusqu’aux chevilles. L’eau devait se jeter là-dedans, et si le garage n’était pas encore englouti, il le serait dans quelques minutes. Il y avait tout à parier que les voitures avaient été écrasées par la proue aiguë de l’autre navire. Il ne disposait pas de beaucoup de temps. Il marcha le long d’un mur jusqu’au coin le plus éloigné. Il aperçut une forme carrée dans l’ombre et une lumière pâle luisant à ses fenêtres obscures. Sa raison lui disait que ce serait une dangereuse perte de temps d’aller plus loin. Il fallait sortir de là et remonter sur le pont supérieur. Presto. Avant que le garage ne se transforme en aquarium.
Il eut soudain la vision de Mme Carey plaquée contre le mur comme un papillon. Le camion était sa dernière chance et pourtant, ça n’en était peut-être pas une du tout. À tous les coups, le cric serait enfermé à l’intérieur. Il était presque convaincu qu’il devrait repartir les mains vides et s’arrêta pour jeter un long regard au camion. C’est alors qu’il découvrit qu’il n’était pas seul.
Un pinceau de lumière perça l’obscurité près du véhicule. Puis un autre. Des éclairs de flash ! Puis des torches électriques s’allumèrent sur le sol pour illuminer le véhicule. Dans leur lueur, il vit des gens bouger. Plusieurs hommes étaient là, certains en uniformes gris, d’autres en costumes de ville noirs. Angelo ne distinguait pas ce qu’ils faisaient, seulement qu’ils étaient très absorbés par leur travail. Il était à environ deux tiers du garage et ouvrit la bouche pour appeler « Signori ». Le mot ne passa pas ses lèvres.
Quelque chose bougeait dans l’ombre. Des silhouettes grises apparurent soudain comme des acteurs sur une scène obscure. Disparurent dans l’ombre. Réapparurent. Quatre d’entre elles, toutes vêtues de cottes de mécaniciens, traversèrent toute la largeur du garage. Quelque chose dans leur allure furtive, comme le mouvement feutré d’un chat se préparant à bondir sur un oiseau, incita Angelo à garder le silence. Un garde se tourna, aperçut les silhouettes qui approchaient, cria un avertissement et saisit le pistolet attaché à sa hanche.
Les hommes en tenue de mécaniciens se baissèrent sur un genou avec une précision militaire et levèrent les objets qu’ils transportaient à leurs épaules. Le mouvement délié et délibéré indiqua à Angelo qu’il s’était trompé sur leurs outils. On ne vit pas au pays de la Mafia sans savoir à quoi ressemble une mitraillette et comment on s’en sert.
Quatre bouches de canons ouvrirent le feu simultanément, concentrées sur la menace immédiate, le garde qui avait un pistolet et le pointait. La fusillade le coupa net et son pistolet vola au loin. Son corps parut se désintégrer dans un nuage écarlate de sang, de chair et de vêtements sous l’impact de centaines de balles à têtes arrondies. Le garde virevolta en une danse macabre lente et grotesque sous l’effet stroboscopique des armes aux nez chauffés à blanc.
Les autres tentèrent de fuir pour s’abriter, mais tombèrent sous le feu implacable de l’acier avant d’avoir fait un pas. Les murs de métal renvoyèrent encore et encore l’écho des affreux claquements et des sifflements fous des balles ricochant contre le blindage du camion et du mur derrière. Même après qu’il fut évident que personne n’avait survécu, les hommes armés continuèrent à tirer sur les corps étendus.
Soudain, tout ne fut plus que silence.
Un voile pourpre de fumée volait dans l’air épais de cordite et de mort.
Les tueurs retournèrent méthodiquement chaque corps. Angelo pensa devenir fou. Il s’aplatit contre la cloison, immobile, glacé d’effroi, maudissant son sort. Il avait dû tomber sur un cambriolage. Il s’attendait à voir les tueurs retirer du camion des sacs d’argent. Mais au lieu de cela, ils firent une chose étonnante. Ils soulevèrent les corps sanglants de l’eau qui ne cessait de monter et les tirèrent l’un après l’autre à l’arrière du camion. Puis ils les entassèrent à l’intérieur, claquèrent les portes et les verrouillèrent.
Angelo sentit le froid atteindre ses pieds, un froid qui n’avait rien à voir avec la peur. L’eau était montée jusqu’à l’endroit où il se trouvait. Il s’éloigna du camion tout en restant dans l’ombre. Quand il approcha la porte par laquelle il était entré, elle lui arrivait aux genoux. Avant longtemps elle atteignit ses aisselles. Il enfila le gilet de sauvetage qu’il avait tenu serré comme un enfant serre sa couverture fétiche.
Nageant sans bruit, il atteignit la porte. Là il se retourna pour jeter un dernier regard. L’un des tueurs jeta un bref coup d’œil en direction d’Angelo. Puis lui et ses camarades rangèrent leurs armes, plongèrent et se mirent à nager. Angelo se glissa hors du garage, priant pour qu’ils ne l’aient pas vu. Le corridor était inondé et il continua à nager jusqu’à ce qu’il sente des marches sous ses pieds. Ses chaussures et ses vêtements pesaient du poids de l’eau. Avec une force née de sa terreur effrénée, il monta l’escalier en courant comme si le tueur sombre au mince visage qui avait paru sentir la présence du jeune Italien courait sur ses talons.
Quelques instants plus tard, il entrait en trombe dans la cabine des Carey.
— Je n’ai pas pu trouver de cric, dit-il en haletant. Le garage...
Il se tut soudain.
Le cadre du lit avait été détaché du mur et Carey dégageait doucement sa femme avec l’aide du médecin de bord et d’un autre homme d’équipage. Carey aperçut le serveur.
— Angelo ? Je me faisais du souci pour vous.
— Est-ce qu’elle va bien ? demanda Angelo, inquiet. Mme Carey avait les yeux fermés. Sa chemise de nuit était humide de sang. Le médecin lui tâtait le pouls.
— Elle s’est évanouie, mais elle est vivante. Il y a peut-être des blessures internes.
Carey remarqua les vêtements dégoulinants et les mains vides d’Angelo.
— Ces hommes m’ont trouvé. J’ai fait venir un cric d’un des navires qui sont venus à notre secours. Je suppose que vous n’avez rien trouvé dans le garage.
Angelo secoua la tête.
— Mon Dieu, mon pauvre ami, vous êtes trempé. Je suis désolé que vous ayez dû subir tout ça.
— Ce n’est rien, dit Angelo en secouant à nouveau la tête. Le médecin planta une aiguille hypodermique dans le bras de Mme Carey.
— Je lui injecte de la morphine pour éviter la douleur, expliqua-t-il en essayant de cacher l’anxiété de son regard. Il faut la sortir de ce bateau le plus vite possible.
Ils enveloppèrent la femme inconsciente dans une couverture et la portèrent jusqu’au pont promenade du côté le plus bas. Le brouillard avait miraculeusement disparu et une petite flottille entourait le navire en illuminant la mer de puissants projecteurs. Des hélicoptères des gardes-côtes volaient partout comme des libellules. Un défilé régulier de canots de sauvetage allait et venait entre le transatlantique brisé et les navires de secours.
La plus grande partie des canots faisaient la navette entre le Doria et un immense paquebot dont la proue portait les mots Ile de France. On avait installé des phares de recherche de l’Ile de France sur le Doria. Personne n’avait ordonné d’abandonner le navire. Après une attente de deux heures, les passagers avaient eux-mêmes décidé de s’approcher du bastingage. Les femmes, les enfants et les personnes âgées furent transbordées d’abord. Les progrès étaient lents, car on ne pouvait quitter le bateau qu’au moyen de cordes et de filets.
Mme Carey fut attachée sur une civière qu’on descendit lentement par des cordes jusqu’à un canot immobile où des mains amicales la prirent en charge.
Carey se pencha au-dessus du plat-bord jusqu’à ce que son épouse soit posée saine et sauve puis se tourna vers Angelo.
— Il vaudrait mieux tirer vos fesses de ce bateau, mon ami. Il va sombrer. Angelo jeta autour de lui un regard triste.
— Bientôt, monsieur Carey. Mais je dois aider quelques autres passagers. Rappelez-vous ce que je vous ai dit de mon prénom, ajouta-t-il en souriant.
Quand il avait rencontré les Carey, il avait plaisanté sur son prénom en disant qu’Angelo voulait dire « ange « et qu’il était destiné à servir les autres.
— Je m’en souviens, dit Carey en prenant les mains d’Angelo dans les siennes. Merci. Je ne pourrai jamais vous rendre ce que vous avez fait. Si jamais vous avez besoin de quoi que ce soit, je veux que vous veniez me voir. D’accord ?
— Grazie, accepta Angelo. C’est d’accord. S’il vous plaît, dites au revoir pour moi à la bella signora.
Carey hocha la tête, enjamba le plat-bord et se laissa glisser le long d’une corde jusqu’au canot. Angelo lui fit au revoir de la main.
II n’avait parlé ni à Carey ni à personne de la scène sauvage du garage. Ce n’était pas le moment. Peut-être ne serait-ce jamais le moment. Personne ne croirait à une histoire aussi fantastique racontée par un modeste serveur. Il repensa à un proverbe sicilien : « L’oiseau qui chante dans un arbre finit dans une casserole. »
La veillée mortuaire était presque achevée.
Les derniers survivants avaient quitté le navire dans la lumière rosâtre de l’aurore. Le commandant et quelques marins y restèrent jusqu’à la dernière minute pour éviter qu’on le qualifie de prise de sauvetage. Maintenant, eux aussi glissaient le long des cordes et prenaient place dans un canot.
Tandis que montait le chaud soleil matinal dans un ciel sans nuage, la gîte du navire s’accentua. À 9 h 50 du matin, il penchait sur son flanc tribord sur un angle de 54 degrés. La proue était partiellement immergée.
Le Stockholm avait mis en panne environ trois milles plus loin, sa proue n’étant plus qu’une masse de métal tordu. L’eau pleine d’huile était jonchée de débris. Deux escorteurs et quatre cotres des gardes-côtes naviguaient autour de lui. Des avions et des hélicoptères tournoyaient au-dessus.
La fin arriva à environ dix heures. Onze heures après la collision, l’Andréa Doria roula complètement sur son flanc droit. Les canots vides qui avaient défié tous les efforts de l’équipage pour les détacher flottaient maintenant tout seuls, enfin libérés de leurs portemanteaux. Des geysers écumeux explosèrent tout autour du navire lorsque l’air enfermé dans la coque fut libéré sous la pression qui avait fait exploser les hublots.
Le soleil faisait briller l’énorme gouvernail et les pales mouillées des hélices jumelles de 5,70 mètres qui l’avaient fièrement poussé à travers l’océan. En quelques minutes, l’eau engloutit la proue. La poupe s’éleva en un angle aigu et le navire glissa lentement sous la mer comme s’il avait été aspiré par les puissants tentacules d’un gigantesque monstre marin.
Tandis qu’il coulait, l’eau se précipita dans la coque et remplit tous les compartiments et les cabines de luxe. La pression déchirant le métal et arrachant les rivets produisit le gémissement presque humain qui fait toujours passer un frisson glacé dans le dos des sous-mariniers quand ils coulent un navire.
L’Andréa Doria plongea vers le fond où il garda presque la même position qu’il avait en coulant. Soixante-huit mètres plus bas, il s’arrêta d’un seul coup pour s’installer sur sa tombe de sable, sur le flanc tribord. Des bulles échappées de centaines d’ouvertures transformèrent les eaux normalement sombres autour de l’épave en un lac d’eau bleu clair.
Pendant plus d’un quart d’heure, des détritus tourbillonnèrent autour d’un vortex gigantesque. Quand l’eau recouvra son calme, un bateau des gardes-côtes s’approcha pour poser une bouée balise à l’endroit où le navire avait coulé.
Deux millions de dollars de vins, de riches tissus, mobilier et huile d’olive venaient de disparaître de la vue du monde. Et aussi des ouvres d’art incroyables, des tapisseries, des tableaux et la statue de bronze du vieil amiral.
Et puis, enfermé au plus profond du navire, le camion noir blindé avec les corps criblés de balles et le mortel secret pour lequel ils étaient tous morts.
Le grand homme blond descendit la passerelle de l’Ile de France sur le môle 84 et s’approcha du bâtiment des douanes. Vêtu d’un long manteau et d’un bonnet de marin en laine noire, rien ne le distinguait des centaines de passagers qui déboulaient sur le quai.
L’exécution de sa charge humanitaire avait retardé le programme du paquebot français de trente-six heures. Il avait trouvé, en arrivant à New York, le mardi après-midi, un accueil enthousiaste, et il y resta le temps nécessaire au débarquement des 736 survivants de l’Andréa Doria. Ayant accompli ce sauvetage historique, le navire exécuta un rapide demi-tour et remonta la rivière Hudson pour regagner la haute mer. Après tout, le temps c’est de l’argent.
— Au suivant, dit l’officier des douanes en relevant la tête.
Il se demanda une seconde si l’homme qui lui faisait face avait été blessé au cours de la collision, mais décida que sa cicatrice était beaucoup plus ancienne.
— Le département d’État renonce à exiger des passeports pour les survivants. Signez juste cette carte vierge de déclaration. Tout ce qu’il me faut, c’est votre nom et une adresse aux États-Unis, dit l’inspecteur des douanes.
— Oui, merci. C’est ce qu’on nous a dit sur le navire. L’homme blond sourit. Ou peut-être la cicatrice en donna-t-elle l’impression.
— Je crains que mon passeport ne soit au fond de l’océan Atlantique, ajouta-t-il.
II dit s’appeler Johnson et se rendre à Milwaukee.
— Suivez cette ligne, monsieur Johnson, dit l’officier. Le service de Santé publique doit vous ausculter pour s’assurer que vous n’avez aucune maladie contagieuse. Cela ne devrait pas vous prendre trop de temps. Suivant, s’il vous plaît.
L’inspection médicale fut brève, comme promis. Quelques minutes plus tard, l’homme blond franchit les grilles. La foule des survivants, des parents et des amis avait envahi le quai jusqu’à la rue. Des voitures, des autobus, des taxis klaxonnaient et ralentissaient la circulation. L’homme s’arrêta sur le trottoir et observa les visages autour de lui jusqu’à ce que deux yeux rencontrent les siens. Puis deux autres et encore deux autres. Il fit un signe de tête pour montrer qu’il avait reconnu ses camarades avant que tous se dispersent dans différentes directions.
Il s’éloigna de la foule vers la 44e Rue et arrêta un taxi. Il était épuisé après les fatigues de la nuit et attendait avec impatience l’occasion de se reposer.
Leur travail était achevé.
Pour l’instant.